24 août 1944 — 24 août 2013 : Cet anniversaire permet de revenir sur les traces du journaliste Jean Dutourd de l’Académie française qui fut le 1er à pénétrer et à libérer l’emblématique immeuble de la SIRLO, 37, rue du Louvre à Paris. Cette grande maison qui abrita les plus grands journaux et les plus grands noms de la presse française, qui fut pour tous ceux qui travaillèrent en son sein, le centre de l’univers. De cet univers en perpétuelle expansion tout comme l’était la Presse écrite dans ces années là, avant que ce prestigieux immeuble ne soit bradé à l’encan par son dernier propriétaire, signe annonciateur et prophétique du déclin de la Presse parisienne.
Laissons la parole à Jean Dutourd qui retrace cet évènement épique dans son roman « Le demi-solde »
En 1944, j’avais vingt-quatre ans. Pendant deux années, j’avais milité dans un mouvement de résistance appelé « Libération ». Pour le jour de la délivrance, j’avais mes consignes : je devais, en compagnie de deux fiers à bras qui étaient sous mes ordres, m’emparer de l’immeuble de Paris Soir, 37, rue du Louvre, m’y installer et imprimer notre petit journal sur ses puissantes rotatives. Ce fut la simplicité même. Le 19 août au matin, nous arrivâmes devant la porte qui donne sur la rue du Mail. J’avais un pistolet passé dans la ceinture. Mes deux camarades fronçaient le sourcil et brandissaient des mitraillettes avec une extrême imprudence. Il y avait dans l’immeuble de Paris-Soir deux ou trois douzaines d’employés que nous terrorisâmes sans peine et que nous enfermâmes dans les cabinets. Après quoi, j’allai m’installer dans un bureau magnifique qui, avec le recul, me semble aussi vaste que la galerie des Glaces du palais de Versailles. Je posai mon pistolet sur la table, ainsi que quelques grenades que j’avais mises dans mes poches, à tout hasard. Il faisait un beau soleil. De mon fauteuil, je voyais les toits des vieilles maisons de la rue Montmartre. J’étais très content. Mes deux bonshommes étaient plus fiers que s’ils avaient participé à la bataille d’Austerlitz. Pour faire comme tout le monde, je m’étais pour la circonstance, bombardé commandant. Le commandant Arthur. C’était mon nom de guerre. On voudra bien se souvenir que je n’avais que vingt-quatre ans.
Je me souviens parfaitement du premier coup de téléphone que je donnai. Depuis deux ans, je téléphonais à mots couverts à mes camarades de résistance. Nous parlions de caisses de savonnettes pour dire des caisses de fusil, ou de ballots de vieux papiers pour désigner les paquets de journaux clandestins. On se donnait rendez-vous pour mercredi à onze heures place de la République, et cela signifiait mardi à midi square Montholon. Soudain, il n’y avait plus à se gêner. Je m’entendais avec surprise dire « en clair » et avec une simplicité peut être un peu appuyée : « Allo ! Ici Arthur. Je suis à Paris-Soir. Ma mission est accomplie. Je vous attends. » Les exclamations, les louanges, les cris de joie, à l’autre bout du fil, résonnaient à mes oreilles comme une exquise musique. On me demandait comment j’avais fait pour m’emparer de ce bastion. On m’avait envoyé là-bas en enfant perdu, et voilà que, contre toute attente, j’avais réussi. A vingt ans de distance, je me souviens presque des mots que j’employai pour raconter mon exploit. « Ma foi, disais-je, je suis entré par la porte, je suis monté par l’ascenseur, je me suis installé dans le grand bureau du quatrième étage. » Cette litote augmentait mon plaisir.
Le surlendemain, je fus dépossédé de ce bureau somptueux. On l’attribua au lieutenant Marceau, détaché avec quelque retard, par l’état-major F.F.I. de Paris, pour commander ce secteur dont j’avais été le libérateur et que je continuai nonobstant à régenter pendant toute la semaine que durèrent les combats. Ce lieutenant Marceau, du reste, était un fort gentil garçon, très nonchalant, qui faisait la guerre en pensant à autre chose. Cette indifférence, je dirai même cette modestie m’inspira une vive amitié.
Impossible de me souvenir de ce qui se passa le reste de la journée. Je me rappelle que la beuverie par laquelle elle se termina. C’est l’une des rares fois de ma vie où je me suis soûlé. Je bus du vin blanc, du vin rouge, du Byrrh cassis en quantités effrayantes. J’étais tellement ivre que je tombai sur le tapis de mon grand bureau et que j’y dormis sur le dos plus de dix heures. Le lendemain matin je m’aperçus qu’on m’avait volé mon pistolet. J’en fus tout à fait désolé. C’était un « 92 » à barillet, dont la gâchette était fort sensible et avec lequel on logeait une balle dans la mouche à dix mètres.
A mon réveil, je trouvai Paris-Soir bien plus peuplé que la veille. L’équipe de
« Libération » s’était mise au travail, c’est-à-dire qu’elle rédigeait le journal, qu’elle le mettait en pages, que les typos composaient, que les rotativistes imprimaient. Cela ne faisait pas mon affaire. Ce qui m’amusait, moi, c’était la guerre. Nous étions partis pour une semaine de bagarres et cette perspective m’enchantait, malgré le chagrin de m’être bêtement laissé voler mon arme.
Je réunis dans mon bureau ce que j’appelais pompeusement « mon groupe franc » et qui se composait d’une demi-douzaine de lurons tout aussi décidés que moi à profiter de cette fête. Paris était délicieux. Pendant les huit jours de la Libération, il a fait un temps admirable. Il n’y avait pas un nuage, le ciel était d’un bleu profond, j’étais jeune, j’étai gai, j’avais envie de faire la guerre. Ah ! les bons souvenirs ! Ma femme, qui pendant deux ans avait partagé mes dangers, était aussi joyeuse que moi. …
… J’étais plein des souvenirs de nos révolutions : 1830, 1848, la Commune de 71. J’avais vu une multitude de gravures et de photographies représentant Paris boursouflé de barricades, peuplé d’insurgés tiraillant avec des fusils à aiguille. Et voilà que tout à coup j’étais plongé dans ce Paris là. A vingt ans on est très proche du passé, on a la narine sensible au parfum de l’Histoire. Ce qui me fascinait, dans l’aventure où je me trouvais, c’est ce qui ressemblait au passé, précisément, à savoir le pittoresque. J’étais à peine en 1944 ; j’étais en 1848, en 1871. Les F.F.I. me semblaient tout droit sortis des Ateliers nationaux de Louis-Philippe ; ou bien c’était des moblots de l’armée Chanzy. Il régnait cette atmosphère si particulière que j’avais reniflée naguère dans les livres, quand le peuple bouge, quand il n’y a plus d’autorité, quand tout va changer. C’était l’atmosphère de guerre et de kermesse, d’amitié universelle, de fraternité, de pagaille heureuse, qui annonce les bouleversements sociaux.
In – « Le demi-solde de Jean Dutourd » – Editions folio.
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