La Commission régionale du patrimoine et des sites (CRPS) d’Ile-de-France a émis, à l’unanimité, un avis favorable à l’inscription de l’immeuble du Figaro à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques.
Les raisons sont nombreuses : cet édifice, outre son intérêt architectural, est le seul bâtiment de presse qui n’ait jamais changé de fonction depuis sa construction, il y a soixante-sept ans. Patrimoine du XXe siècle, lieu de mémoire industrielle, de mémoire d’un métier où se sont succédé les plus grands titres, et d’un quartier qui était, hier encore, le « Fleet Street » parisien, le 37, rue du Louvre mériterait bien cette distinction qui n’attend plus que la signature du préfet pour devenir effective.
Sa silhouette en proue de paquebot, qui évoque la célèbre affiche du « Normandie » signée Cassandre, ses quatre étages de terrasses en retrait, comme autant de ponts de navire, ses coursives intérieures et jusqu’à sa petite dunette, haut perchée, tout dans ce bâtiment nous plonge dans l’univers des grands transatlantiques.
C’est pourtant, beaucoup plus modestement, une « usine » que ses architectes, Ferdinand Leroy et Jacques Cury, prétendaient imiter. Il faut croire qu’en 1934, lorsque le bâtiment fut projeté et construit « en une seule fois » comme le précise, admiratif, le numéro de juillet 1936 de La Construction moderne, le vent Art déco soufflait sur toute création.
L’histoire du 37, rue du Louvre est indissociable du « miracle Prouvost ». En 1934, lors de son inauguration, Jean Prouvost, héritier d’une des plus grandes dynasties de lainiers du Nord, est le patron de presse qui monte. En dix ans, il a déjà racheté Paris-Midi, Match, Marie-Claire et enfin Paris-Soir, un quotidien en crise, dont le tirage est tombé à 4 000 exemplaires. A cette époque, les quotidiens parisiens jouissent d’une vitalité exceptionnelle. Prouvost veut gagner la bataille contre son rival direct, L’Intransigeant.
Et il a la baraka. En association avec des compatriotes « sucriers », les frères Beghin, créateurs d’un papier satiné d’une qualité remarquable, il se lance à fond dans le reportage photographique balbutiant. Le journal est beau, bien illustré, attrayant, et s’assure un immense succès populaire avec les faits divers, le sport, les feuilletons. En 1932, il tire à 480 000 exemplaires. Rien n’arrête plus Prouvost qui veut désormais un immeuble spécialement adapté à son activité. Les frères Beghin financent la construction, Jean Prouvost se chargeant de l’exploitation à travers la Sirlo (Société d’imprimerie de la rue du Louvre).
« L’opulence faisait irruption à Paris-Matin et à Paris-Soir écrit Hervé Mille, dans Cinquante ans de presse parisienne , une opulence jusqu’alors ignorée. Premier signe: les Beghin construiraient sur un terrain, rue du Louvre, un building et une imprimerie… » Le « bilding » comme le dira Prouvost et l’imprimerie sont en fait réunis dans le même bâtiment. Et c’est bien-là son originalité. Quatre étages en sous-sol hébergent les rotatives, la circulation des camions apportant le papier ou emportant les journaux est adaptée à la parcelle, le « marbre », les bureaux et la rédaction occupent les étages, le tout couronné par un jardin en terrasse au dernier niveau…
Si les riverains s’inquiètent de cette « abominable construction », ceux qui y travaillent, au contraire, seront vite bluffés par son modernisme et par son luxe. Pierre Lazareff est intarissable sur « ce vaste hôtel particulier tout blanc, percé de larges baies », sur « le restaurant et le bar pour les rédacteurs ». Il ajoute : « Comme ça, s’ils ont envie de boire un verre, ils n’auront pas à sortir de l’immeuble et nous les aurons sous la main » (sic).
Hervé Mille, lui, ironise sur le bureau de Prouvost, « Süe et Mare l’avaient décoré. Le fin du fin. Du cossu très boîte à cigares. Une débauche d’acajou, de fauteuils profonds en cuir Hermès… » De fait, tout est soigné dans la construction: le hall et ses deux bas-reliefs de calcaire, Vesper et Meridies, les très belles ferronneries de Raymond Subes, le mur de miroirs et le plafond à caissons lumineux du restaurant, les bureaux lambrissés comme des cabines de bateau.
Jusqu’en 1939, Paris-Soir y triomphe, avec une brochette de rédacteurs et de photographes tels qu’Albert Londres, Paul Renaudon, des débutants qui s’appellent Pierre Lazareff ou Françoise Giroud, des collaborateurs nommés Kessel, Saint-Exupéry, Colette, Cocteau. Lorsque la guerre éclate, Paris-Soir tire à 2 millions d’exemplaires ! Mais, dès 1945, les choix de Prouvost pendant l’Occupation entraînent la mort de Paris-Soir, la saisie des locaux et leur reprise par la Société nationale des entreprises de presse (Snep).
Une seconde vie commence pour le 37, rue du Louvre qui héberge désormais L’Humanité, Ce Soir, Les Lettres françaises, Libération et un certain Front national, journal de gauche ! Le bar du septième étage devient le rendez-vous de l’intelligentsia communiste, fréquenté par Pierre Daix, Louis Aragon et, à la mort de Staline, la photo du « Petit Père des peuples » est déployée sur la façade… Mais la gestion de la Snep s’avérant calamiteuse, dès 1955 les patrons d’avant-guerre reprennent les rênes. Epoque surréaliste où sur les mêmes presses sont imprimées, chaque nuit, les pages du Figaro, alors installé au rond-point des Champs-Elysées, et celles de L’Humanité.
Deux décennies tumultueuses vont suivre: départ du quotidien communiste pour la rue Poissonnière, arrivée de Paris-Presse. La Sirlo doit rentabiliser ses rotatives. Elles tournent jour et nuit, imprimant Candide, Le Figaro, Paris-Jour. Jusqu’en 1975, jusqu’au rachat du Figaro par Robert Hersant qui, l’année suivante, installe la rédaction du quotidien rue du Louvre. A nouveau, toute la chaîne opérationnelle d’un même quotidien se trouve réunie sous le même toit.
En 1979, c’est l’imprimerie qui disparaît, transférée en banlieue. Mais la rédaction et les bureaux du journal y sont toujours aujourd’hui, dans un décor à peine modifié. Le bar, le restaurant ont fermé, mais le « septième » a conservé une partie de son décor et le jardin terrasse demeure intact. Certains bureaux cabines ont été « modernisés », d’autres sont encore en place et si les ascenseurs à portes en fer forgé ont laissé la place à des cages en inox, le hall n’a rien perdu de son altière élégance.
Paris-Presse est mort. Le Matin aussi. France-Soir est parti. L’Equipe, Le Monde, Le Parisien ont déménagé… Dans ce quartier voisin des Halles qui, il n’y a pas si longtemps, bourdonnait comme une ruche dès la nuit tombée, qui, tout entier, vivait au rythme décalé et un peu fou de la presse, seul demeure en fonction, dernier bastion d’une histoire de Paris perdue et d’une mémoire professionnelle collective, l’immeuble du 37, rue du Louvre…
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