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Michel Guiré Vaka, sculpteur d’images

Depuis la nuit des temps, les hommes se sont ingéniés à créer des images ; que ce soit sur les parois des grottes de l’époque préhistorique, sur les parchemins ou les livres précieux enluminés par les copistes du Moyen-Age, ou bien sous les coupoles des basiliques décorées par les artistes de la Renaissance.

Ce besoin vital de représentation artistique du monde qui l’entoure fait sans doute partie intégrante du capital génétique de l’espèce humaine, qui trouve là son expression spécifique, tout en affirmant son identité .
En arpentant pour la première fois la cour de l’Ecole Estienne au début des années cinquante, le jeune Michel Guire Vaka ne savait sans doute pas, comme la plupart des  » culus  » rassemblés pour la rentrée, qu’il allait s’inscrire dans la lignée de ces sculpteurs d’images, dont seulement quelques brillants sujets seraient issus de la promotion encore à l’ombre des marronniers de la cour de récréation.

Toutefois, je me souviens que dès les premières semaines du  » circulus « , la silhouette altière de l’un d’entre nous survolait la piétaille des  » culus  » de cette promotion 1955 à la fois par la taille et par le talent.

Michel Guire Vaka, aussitôt repéré pour ses aptitudes artistiques, n’eut aucune difficulté pour accéder à la très convoitée section Dessin publicitaire, dirigée par M. Münch.

L’école de ces années-là

C’était l’époque où  » Les Thibault  » de Roger Martin du Gard, dans son édition en quatre volumes de chez Gallimard, était le titre le plus recherché à la bibliothèque de l’Ecole. Il y a de quoi forger la conscience de toute une génération dans cette vaste fresque de la société du début du vingtième siècle. Par ailleurs, rare privilège de l’insouciance des adolescents de ces années de vaches maigres, les discussions dans la cour étaient aussi animées par les différences de largeurs entre le bas de leur pantalon dont l’étroitesse les démarquait de leurs aînés, ou passées à s’émerveiller devant une paire de mocassins en daim ramenée d’Italie durant les vacances précédentes.

Chaque été, le Tour de France soulevait déjà des passions tumultueuses qui faisaient diversion durant la période des examens toujours un peu chargée de stress, bien que la tendance de l’école n’ait jamais été au bachotage forcené. A cette époque, où la Petite Reine servait de moyen de transport, les champions défrayant la chronique avaient pour noms Fausto Coppi, Louison Bobet et Jacques Anquetil, qui faisaient partie de la vie quotidienne du pays, suspendue aux commentaires de Georges Briquet, reporter de la radio nationale.

Le terrain de sport jouxtant l’école était si exigu que M. Hourcade, le prof de gym, nous faisait courir l’épreuve du 80 m sur le trottoir du boulevard Blanqui, le long du métro aérien Etoile-Nation. Les plus veinards étaient ceux qui sprintaient alors que passait le métro venant de quitter la station Corvisart pour les entraîner en direction de Place d’Italie. La pente ascendante du boulevard à cet endroit conférait à l’épreuve l’importance d’un 100 m olympique…

Le vent de l’idéal décoiffait cette belle équipe et nous poussait dans la vie. Mais une fois de plus, au rendez-vous de l’Histoire, le groin de la bête immonde se trouvait déjà tapi dans l’ombre, et la guerre d’Algérie n’allait pas tarder à en happer quelques-uns dans nos rangs. Par ailleurs, on ne peut se reporter à l’école de ces années-là sans évoquer l’un de nos aînés, Guy Guilhas, major de la promotion sortante, qui fut un exemple pour tous par son intelligence et les qualités dont il faisait preuve dans tous les domaines. Un puits de science, doublé d’un artiste, c’est assez exceptionnel pour mériter d’être souligné.

Guy Guilhas réunissait en effet touts les facultés pour accomplir une  » brillante carrière  » au sens où on l’entend généralement. Il avait en plus sur les autres également quelques qualités de cœur qui l’ont amené à effectuer un parcours professionnel où, précisément son indépendance d’esprit et son honnêteté foncière ont prévalu sur bien d’autres considérations. Clicheur de son état, son itinéraire a été celui de ces hommes véritables, toujours présent au moment des mutations technologiques de la profession sans se mettre en avant, mais suivi du regard par ceux qui l’ont connu dans cette période, pour lesquels il demeure toujours une référence. C’est dans ce contexte que Michel Guiré Vaka, lui aussi, parcourut les quatre années d’apprentissage dans le cénacle de l’école avec à la fois cette apparente nonchalance et ce talent singulier que tous lui reconnaissaient déjà.

De l’ensemble au détail

Pas étonnant donc qu’au terme du diplôme de fin d’études, Michel poursuive sur sa lancée pour perfectionner son expression artistique, d’abord à l’Ecole des Arts appliqués, puis à l’ENSET (Ecole normale supérieure de l’enseignement technique). La règle d’or de M. Theubet, notre professeur de dessin d’art, tenait en quelques mots :  » De l’ensemble au détail, du général au particulier, du simple au composé « . Plus que tout autre, Guire Vaka avait intégré cette maxime au plus profond de lui-même. Il était donc bien normal que le meilleur d’entre tous reprenne le flambeau pour le transmettre aux générations suivantes. A son retour de la guerre d’Algérie, il se consacre donc à la pédagogie durant quelques années, pour enseigner le dessin, tout d’abord dans un lycée technique de Roubaix, puis à l’Ecole supérieure de commerce de Paris, et enfin à l’Ecole supérieure des Arts appliqués de Paris.

Chez cet artiste indépendant par-dessus tout , bientôt le besoin se fait sentir de donner libre cours à son talent. Il quitte le professorat en 1970 pour se consacrer totalement à l’illustration, sans se soucier davantage des contingences matérielles, de son plan de carrière, ou de ces considérations qui en auraient retenu plus d’un dans le giron de l’Education nationale.

Il réalise alors de grandes campagnes de publicité nationales et internationales. Puis il illustre bon nombre de publications pour la presse magazine et enfantine des principales maisons d’édition : Hachette, Flammarion, Dargaud, Bayard Presse, etc.

En 1980, commence, avec des magazines américains, une collaboration qui va s’avérer fructueuse pendant une dizaine d’années où ses illustrations vont se retrouver sur les plus prestigieuses couvertures : Esquire, Play Boy, Cosmopolitan, The New York Times,  » Award of excellence  » à Los Angeles,  » Le Marqueur d’Argent  » à Paris. Une partie de son œuvre est ainsi répertoriée dans la collection du fonds commun contemporain du Centre Pompidou ainsi qu’au Musée de l’affiche.

De la publicité

Deux campagnes publicitaires marquantes ont retenu l’attention du public et des professionnels. Ce sont celles de la Société Générale en 1967-68, et d’Air Wick quelques années plus tard. Il est intéressant de s’attarder un peu sur l’originalité de la campagne de la Société Générale, commandée par l’agence Havas qui, en faisant appel à Michel Guire Vaka, révolutionne à sa façon la communication grand public des banques, d’ordinaire vouée au conformisme et au sérieux, et permet d’ouvrir toutes grandes les portes à d’autres agences pour sortir des sentiers battus.

Pour cette campagne, le personnage dessiné par l’artiste est aussi peu discret qu’il est disgracieux. Dans son dessin, l’inévitable beauté féminine à laquelle nous a habitués la publicité a complètement disparu : tête disproportionnée par rapport au corps, yeux en boutons de bottines. Choquer, déplaire, qu’importe ! L’essentiel est qu’on voie, le premier critère d’une annonce étant de ne pas passer inaperçue.

Les créateurs sont ainsi condamnés, comme les sportifs et les acrobates, à faire toujours plus fort, à étonner un public qui en a déjà vu de toutes les couleurs, et cela bien évidemment sans tomber ni déraper si peu que ce soit. C’est précisément là qu’intervient tout le talent de l’artiste.

Alors, quand toutes les femmes sont belles, quand tous les hommes réussissent, quand on a déshabillé tout le monde, il faut trouver autre chose. Cela peut être le laid. En France, le laid-qui-plaît est encore peu employé mais on voit de plus en plus la publicité choisir ses vedettes dans la rue et refuser d’embellir le quotidien.

Après le beau, le nu, ou l’excès de banalité, l’humour. C’est dans cette voie que le créateur du bonhomme à grosse tête de la Société Générale s’est engagé. Finalement, ce qui étonne le plus, c’est qu’une campagne de ce style ait été lancée par une banque, image de la discrétion et de la bonne éducation. Pour l’artiste, cette irruption anachronique dans le monde policé de la pub a laissé des traces dans l’inconscient collectif et lui a permis d’atteindre la reconnaissance du grand public. Il devait récidiver au début des années soixante-dix lors d’une autre campagne, pour Air Wick cette fois, avec la création grotesque et comique des  » monstres odeurs  » représentés d’une manière nette afin de leur donner un aspect destructible. Encore une fois, Guire Vaka dépasse largement l’aspect anecdotique du plan média classique dont il se distingue par sa forte originalité qui rencontre un vif succès, en particulier chez les jeunes, en le démarquant de ses concurrents.

La marque des Estienne

Viennent les années de maturité où tout se décante pour laisser place à l’essentiel. Commence alors une nouvelle étape, où Michel navigue au large, loin des aspérités de la côte, pour se consacrer à la peinture, la forme la plus aboutie de son art, dont c’est le prolongement naturel. Pas de rupture radicale avec le passé, l’illustrateur se reconnaît à travers le peintre. Toujours cette capacité à ramasser dans une image l’essentiel du message, mieux et plus complètement qu’à travers un texte de plusieurs pages. Retombées de nos jeunes années passées à Estienne, où l’apprentissage de l’esprit de synthèse et de méthode se retrouve chez l’artiste devenu adulte. Sorte d’empreinte qui nous permet de nous reconnaître et de nous retrouver mieux que ne le ferait n’importe quelle photo de classe. C’est aussi cela, la marque des Estienne : ce signe indélébile laissé sur des générations de jeunes peut-être un peu plus sensibles que la moyenne pour avoir choisi les arts graphiques. Tous n’en sont pas sortis indemnes, mais des dizaines d’années plus tard, c’est à chaque fois le même plaisir de se rejoindre. En effet, nous savons bien qu’au fond, malgré le temps écoulé, nous cultivons en commun pas mal de choses qui nous relient les uns aux autres, dont ce goût du travail bien fait.

L’art de la couleur

Le temps aidant, Michel Guire Vaka peut donner libre cours à son imagination débordante, souvent d’inspiration onirique, où ses personnages se reconnaissent entre mille tant ils sortent des canons de l’esthétique officielle. Chaque toile est le fruit d’un labeur patiemment élaboré qui porte son empreinte : composition rigoureuse, travail sur papier fin, par superposition de couches de couleur diaphanes successives, pour aboutir à des modelés très achevés, à des tons mordorés ou acides qui révèlent la maîtrise subtile de la couleur chez l’artiste.

Sculpteur, il l’a été, et cela se sent dans son travail de peintre. Il suffit de contempler la mise en valeur des volumes par le jeu des ombres et des lumières dont il joue avec maestria, en particulier dans ses œuvres de la dernière période.

Au demeurant, l’homme est à l’image de son art : réservé et plein de subtilité, tout en douceur et en nuances, que c’en est un plaisir de l’avoir retrouvé au détour d’une exposition à l’Ecole.

Après toutes ces années passées devant la table à dessin ou le chevalet, sa production est considérable. Il ne reste plus qu’à trouver un espace assez vaste pour présenter l’essentiel de son œuvre dans une grande exposition. Nul doute que ce sera fait avant que ce sculpteur d’images ne raccroche les pinceaux.

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