
Un matin de novembre 1951, un lundi, mon jour de liberté. J’avais pris le train avec deux collègues de bureau, deux femmes, qui allaient courir les magasins toute la journée. Nous sommes sortis du métro à la station Louvre et avant de nous séparer, j’ai proposé d’aller boire un café à un comptoir de la rue Croix-des-Petits-Champs, le Thermidor, je crois qu’il existe encore.
A deux pas de là, je me rendais au 37 de la rue du Louvre, l’ancien immeuble de Paris-Soir devenu après la Libération le siège de l’Humanité. L’Huma où j’étais invité et reçu officiellement. Pourquoi ? Parce qu’en l’espace de quelques mois, j’avais été reconnu comme un des meilleurs correspondants, pas moins, qu’on avait jugé excellente ma série d’articles sur le procès Cassiot aux assises de Seine-et-Marne, qu’on tenait à me connaître à la direction et à la rédaction et qu’on voulait me montrer tous les services et rouages du journal. Si je bichais !
A la première heure donc, vêtu de mon premier vrai costume à pantalon long, cravaté, chaussé de cuir comme je ne l’avais jamais été, presque élégant, coquet aurait dit ma grand-mère, je me suis présenté au planton qui s’est emparé de son téléphone et s’est assuré que j’étais bien attendu. On m’attendait en effet et il m’a remis un laissez-passer pour le service des correspondants.
J’avais déjà eu l’occasion de me rendre en cet endroit retiré du cinquième étage et, sans hésitation cette fois, j’ai enfilé le dédale des couloirs vides.
Au fond de la salle occupée par le » Front du travail » déserte jusqu’à deux heures de l’après-midi, s’ouvraient deux petites pièces. Celle de gauche était le bureau de Maxime Dolé, le chef de rubrique. Dans celle de droite, le service des correspondants recevait un défilé permanent de journalistes amateurs.

Cantin, un ancien métallo du Nord au fort accent chtimi, a abandonné son travail pour m’accueillir.
– Bon, écoute un peu, dès que Bonnet sera de retour, nous irons boire un café puis visiter l’imprimerie. En fin de matinée, nous verrons même les rotatives. Mais pour l’instant, tu peux me donner un coup de main pour éplucher la presse de province. A moins que ça ne t’ennuie ?
– Au contraire.
Je me suis donc installé derrière un bureau encombré de téléphones (il y en avait trois) et de monceaux de paperasses imprimées, dactylographiées ou manuscrites et me suis attaqué à Liberté.
Le silence régnait, troublé seulement par les chuintements des crayons gras et les crissements des ciseaux. A intervalles réguliers, Cantin, qui tenait un sacré rhume, se mouchait bruyamment.
Longtemps après, le téléphone a sonné sur ma table et Cantin s’est levé pour répondre.
– Ah ! très bien… oui, il est là… nous t’attendons mon vieux.
En raccrochant, il m’a expliqué :
– Bonnet sera ici dans une vingtaine de minutes.
Nous avions largement le temps d’achever notre besogne. Aussi, crayons et ciseaux ont-ils chuinté et crissé de plus belle. Et toujours Cantin qui éternuait et se mouchait.
Vingt minutes s’étaient à peine écoulées que Bonnet est entré, la figure et les mains rougies par le froid.

– Excellente, tu sais, ta série sur Cassiot. Du travail de bon journaliste. Faut pas en vouloir aux copains s’ils ont dû couper dans ton avant-papier, mais il est arrivé tard, tu sais. Le lendemain, quand tu as téléphoné pour rouspéter, le rédacteur en chef, oui oui, mon vieux, Stil lui-même, s’en est mêlé, il a pris ton parti contre les copains des » Informations générales « .
– Ils doivent m’en vouloir, les gars !
– Mais pas du tout, mon petit vieux. Ce sont eux-mêmes qui ont proposé qu’on t’invite, et Stil a déclaré qu’en effet il aimerait bien, lui aussi, te connaître. Alors, ne t’en fais pas. Tu les verras tous cet après-midi. Maintenant, Cantin va te faire visiter les services de l’imprimerie pendant que moi, j’assurerai ici la permanence. Allez, filez tous les deux boire un café sur mon compte. Etienne, tu diras à Louis que je le règlerai à midi.
Dès la porte de l’ascenseur qui ouvre directement sur le bar, un vacarme de tasses, de pression crachée par l’appareil à café et de conversations nous a accueillis. La plupart des consommateurs, m’a expliqué Cantin, étaient des journalistes de Ce Soir et des Lettres françaises, les autres, des employés de l’administration qui s’octroyaient cinq minutes de pose.

Derrière son comptoir, Louis, visage maigre et regard perçant derrière les lunettes, a pris notre commande avec un bon sourire. Nous sommes arrivés à nous jucher sur des tabourets libérés et j’ai pu découvrir, tout en sirotant, un Paris insolite, tout en toits de zinc, lucarnes, vasistas, cheminées et, au loin, les tours de Notre-Dame qui émergeaient du brouillard. Je me sentais envahi par une sorte de béatitude que je ne pouvais expliquer ; j’étais simplement heureux, très heureux de me trouver là, dans ce cadre, avec ces gens qui étaient des journalistes, mais aussi des camarades, et c’était bien là ma félicité. Je ne prenais point part à la conversation qui s’était engagée entre Louis et Cantin, tout à cette jouissance nouvelle.
Nous sommes redescendus par les escaliers de marbre avant de franchir de lourdes portes en fer. Les cliquetis des linotypes a couvert les explications de mon guide. Cantin a dû élever la voix pour me commenter les phases successives qui devaient amener le journal jusqu’au routage : forme, flan, empreinte. Le moindre incident pouvait fausser l’engrenage et la sortie du journal s’en trouver retardée, la vente ne pas être assurée. La responsabilité en incombait à ces hommes braillards et chahuteurs, physiques de débardeurs, mains de joaillier, à cette femme dont les gestes précis, presque d’automate, m’étonnaient et me captivaient.
Voyant l’intérêt que je portais à son travail, à l’agilité de ses doigts, un typo m’a expliqué comment il allait faire rentrer son paquet de plomb sans couper ; il a fait sauter quelques lignes de blanc là, toujours au bout de ses pinces, a déplacé quelques lignes d’une tête de colonne vers le bas de la précédente, a casé l’ajout imprévu. Aucun de ceux des rédacteurs ou des typos qui s’étaient approchés de nous n’a songé à se moquer mais, au contraire, ils assistaient avec satisfaction à la démonstration qui s’opérait à l’intention du profane.
Enfin, la dernière page était bouclée et ils ont tenu à ce que je les accompagne pour la brisure. Ils me montreraient, dès leur mise en route, les rotatives, et ce serait pour eux une occasion d’aller voir les potes d’en bas.
Nous sommes donc d’abord allés au bar du premier et, dans un épouvantable tintamarre, nous avons bu des muscadets en guise d’apéritif. Sous l’œil approbateur de Cantin, j’ai appris là encore une foule de détails sur la composition d’un journal.
On s’est alors dirigé vers les sous-sols et un vrombissement m’a averti que nous approchions des rotos. Pour la première fois, je voyais une machine, moi si peu attiré par la mécanique, aussi passionnante que les locomotives qui avaient émerveillé mon enfance. La gigantesque bobine de papier blanc se dévidait dans les rouleaux pour resurgir des engrenages en un défilé de journaux pliés, prêts à la livraison, à la lecture, tout frais encore d’une encre qui, pour moi, avait le parfum d’une passion, du métier que j’aurais aimé exercer. C’est une grande tape sur l’épaule, les sourires de mes compagnons qui m’ont ramené à la réalité.
L’heure du déjeuner était déjà très avancée quand on a songé à rallier le restaurant du septième. La petite salle par les larges baies de laquelle Paris se découvrait à travers ses voiles de brume était comble d’un monde toujours bruyant. On est parvenu, non sans difficulté, à rejoindre Bonnet qui nous avait gardé deux places à sa table.
Dès la première bouchée, je me suis désintéressé de la qualité des plats pour observer cette foule, cette vie d’un grand journal, pour étudier les visages et les expressions des journalistes qui s’arrêtaient à notre table et auxquels on me présentait, jeunes ou hommes dans la force de l’âge, photographes avec d’encombrants appareils suspendus à l’épaule, tel chef de rubrique sportive qui commentait, gestes à l’appui, la dernière performance de je ne sais quel champion, telle jeune femme, très jolie, grands yeux marron, cheveux très noirs tirés en un chignon étudié, un gros bijou en argent retenu par une mince chaîne qui tranchait sur le strict pull noir, jeune femme en laquelle j’ai reconnu Madeleine Riffaud dont j’aimais la simplicité de style et l’enthousiasme révolutionnaire. Quelle fierté pour moi, garçon de dix-sept ans, d’être le témoin (plus que le partenaire, mais rien ne m’empêchait d’intervenir) des conversations de ces journalistes connus et reconnus, dont les analyses et les expressions captivaient l’attention de centaines de milliers de lecteurs aux prises avec les patrons, ennemis aux aguets, désoeuvrés aux terrasses de bistrots.
Mais, sans pour autant devenir un professionnel, ne pouvais-je travailler à leur côté, vivre leur vie exaltante de journaliste ? Déjà, j’envisageais une possibilité, j’échafaudais un projet qui pourrait m’amener à travailler à l’Huma. Militant, ne pouvais-je offrir mes services à l’organe central de mon Parti, où, par goût, vocation, je pourrais réaliser le travail le plus efficace ? Je continuerais, certes, à militer dans ma cellule, dans ma section. Mais en plus, pour moi, et pour le Parti aussi, en dehors des autres activités, de celles qui me permettraient de gagner ma vie et de mon activité politique, je pourrais travailler à l’Huma le dimanche et le lundi. Si on acceptait, pourquoi ne pas m’accorder à moi-même ce plaisir, pourquoi ne pas satisfaire à ma passion ? Oui, de la sorte, il était envisageable que je travaille à l’Huma.
Je n’ai sans doute su cacher la joie que j’ai ressentie à cette perspective, car Bonnet, se levant de table, m’a demandé à quoi je pouvais bien penser pour avoir une mine aussi réjouie. Et je lui ai répondu qu’une idée m’était venue dont je lui parlerai. Il a hoché la tête avec un sourire entendu.
Durant l’après-midi, alors que, de salle en bureau, on me présentait aux rédacteurs des différentes rubriques, je rédigeais mentalement ma lettre, courte, précise, un véritable ultimatum qui exigeait une réponse rapide de la direction.
Pourtant, le soir venu, grisé par l’ambiance enivrante qui régnait dans la maison au moment décisif de l’impression du journal, je ne me décidais pas à partir. On a dû m’en persuader ; j’allais rater le dernier train possible. Après le 21 h 12, il me faudrait attendre un omnibus qui démarrait vers vingt-trois heures ; ce n’était pas raisonnable ! Bien, je partais, mais avec regret, triste. J’ai traîné encore sous divers prétextes et puis j’ai remercié Cantin et Bonnet, salué les gars du » Front du travail » et j’ai dévalé l’escalier (que j’ai jugé plus rapide), couru dans le froid aigre de la rue Montmartre, forcé les portillons du métro, galopé dans les couloirs des correspondances et débouché, essoufflé, dans la gare où le départ de mon train était annoncé.
Dès que j’ai été assis, j’ai rédigé, d’une écriture bousculée par les trépidations, le brouillon de ma lettre au secrétaire général de rédaction, aux bons soins du service des correspondants, et, satisfait, serein enfin, j’ai imaginé une réalité de rêve.
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