
Les heures chaudes et bien arrosées du quartier de la presse ont définitivement vécu
A les entendre, la rue Réaumur, il y a quarante ans, était un immense fleuve de gros rouge dont les affluents s’appelaient : « Le Sordide », repaire des amateurs de gigondas fillette ; « Le Duc de Richelieu », abreuvoir de Paris-Presse, où s’éclusaient les gorgeons rouquins ; « La Chope du Nègre », dont les lundis étaient réservés aux champions du dimanche ; « Le Réaumur » où se noyaient les velléités contestataires ; « Le Sage Pèlerin », « rade de pinard violet dévastateur ».
Lever le coude et scribouiller
Derrière les zincs, l’ombre des rédactions, celles de Paris-Presse, de Combat, de France-Soir, de l’Equipe, du Parisien libéré, de Ce Soir, du Canard enchaîné, que tout journaliste qui se respectait fuyait pour lever le coude et scribouiller son papier.
Le départ du Parisien libéré a signé la décadence du quartier, raconte Roger Bastide, un ancien qui va gaillardement sur ses soixante-dix ans. Il reste bien Le Figaro, « mais ces gens-là se tiennent bien », et les NMPP.
Les imprimeries de la rue du Croissant ont laissé la place aux ateliers clandestins du Sentier. France-Câble Radio a élu domicile dans l’immeuble d’Eiffel qu’occupait Le Parisien, un grand trou remplace l’Equipe, émigré à Issy-les-Moulineaux. Combat n’est plus, ni Paris-Presse, ni Paris-Jour. Les habitudes ont changé.
Du zinc à la rédaction
« On arrive au journal pour en repartir le plus vite possible », raconte, chagrin, Jean Cormier, parti dans les bagages du Parisien à Saint-Ouen. « Et puis, poursuit-il, je ne crois pas que l’on boive autant aujourd’hui. Au temps où les bistrots restaient ouverts la nuit, proximité des Halles oblige, les rédactions, toutes rubriques confondues, vivaient au zinc ».
« Quand on nous appelait, la secrétaire, gênée, répondait que nous étions chez Mlle Gigondas, rigole Jean-Pierre Mogui, un ancien du « Sordide France-Soir ». Mlle Gigondas est devenue une célébrité du Tout-Paris, grâce aux attachés de presse abusées ».

Pour Jean Cormier, le journal se faisait au restaurant du quatrième de l’immeuble du Parisien libéré, où régnait Beullu, le chef du paquebot Normandie : « Certains ne quittaient la table que le temps de déposer leur papier deux étages en dessous. » Le trio des dessinateurs du Canard, Moisan, Grum, Grove et le « Fakir » alias Roger Salardenne, allaient affermir leur trait au « Ver à Soie ». On n’entrait au « Sordide » que parrainé par les ouvriers du Livre.
Là, les avis divergent. Pour les uns, c’était l’époque de la grande fraternité avec le marbre. « La profession était au grand complet, nous allions faire » A la… » au marbre et on y organisait des strip-tease », se souvient Jean Cormier. « Les potes, ç’étaient les coursiers des NMPP, se rappelle R. Bastide, d’anciens champions cyclistes pour la plupart, comme Frosio, deux fois champion du monde derrière moto, ou Jules Rossi, vainqueur de Paris-Roubaix. Ils gagnaient certainement plus aux Messageries que sur la route, mais il y avait le titre. » « Les tintins de la rue Réaumur n’étaient pas non plus des enfants de chœur, les grandes gueules avinées finissaient souvent par se taper dessus, quand elles ne rejouaient pas les grand moments du dernier match de rugby au bistrot. « Y’avait Baker d’Isy, un menton magnifique pour recevoir des coups, il semait la zizanie partout où il passait, et le lendemain, costard-cravate, vous regardait de haut en vous vouvoyant, continue R. Bastide. Cela ne les empêchait pas d’écrire, au contraire : Maurice Josco zozotait, il écrivait mal, mais buvait bien, un fouineur extraordinaire, il a débuté avec la mort de Louis Jouvet. Quand on lui demanda de rendre compte, il répondit : « Rien à dire, mort naturelle. »
La génération d’aujourd’hui aura son lot d’anecdotes, mais sans doute pas le sentiment d’avoir appartenu à un quartier comme a pu l’être celui de feu la presse.
P.-M. D.
Cet article est extrait du journal » La Croix » du mardi 9 août 1988.
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